CHAPITRE VII

Les premiers reflets de l’aube commençaient à peine à découper les hautes crêtes rocheuses lorsque, ombre indiscernable au milieu des ombres, le Blastula-II se matérialisa silencieusement au-dessus de l’épaulement d’un alpage, descendit lentement jusqu’à effleurer le sol. Le sas était déjà grand ouvert et, sans prendre la peine de déployer la rampe, Alan se laissa glisser, prit pied sur l’herbe courte et drue. Il fit quelques pas, se retourna, esquissa un geste d’adieu vers Lombard et Derek demeurés debout dans l’embrasure de la coque. La porte s’effaça, puis, après quelques secondes, la nef s’éleva, accélérant très nettement pour se perdre dans le ciel. Demeuré seul, l’envoyé d’Alpha attendit encore un peu, laissant ses yeux s’accoutumer à la nuit qui régnait encore autour de lui et se mit enfin en route en direction du rebord de l’épaulement. Deux cents mètres plus loin, il arrivait à l’endroit où la pente s’inclinait brusquement vers le gouffre noir d’une vallée au centre de laquelle rougeoyaient quelques minuscules taches de lumière. Là, il s’assit au pied d’un rocher, attendant patiemment que le soleil soit levé.

Au bout d’une dizaine de minutes et sans changer de position, il activa un circuit dans la boucle de sa ceinture. Très peu de temps après, une voix résonna dans l’air calme du petit matin, une voix qui ne paraissait émaner d’aucun point particulier mais en quelque sorte flotter tout autour de lui.

— Allô ! docteur ? Vous nous recevez ?

— 5/5. Et vous ?

— Impec. Et nous vous distinguons aussi nettement que si nous étions à côté de vous en plein jour.

— Aucune difficulté pour manœuvrer mon Blastula ?

— Absolument aucune. Un joujou pareil, c’est autre chose que nos bailles du S.C… Je vous informe que nous venons de nous immobiliser à la verticale du secteur, assez haut pour être invisibles, mais suffisamment bas pour que l’écran télescopique révèle les moindres détails.

— Parfait. A partir de maintenant, restez à l’écoute. A bientôt.

Le regard perdu vers les sommets qui commençaient à rosir, Alan s’installa plus commodément, se détendit. Des scènes récentes repassaient dans son esprit.

Après l’épisode de la récupération des deux astronautes, il avait décidé de laisser passer quelques jours consacrés à une nécessaire détente. Ils avaient largement profité de l’hospitalité du palais, tout particulièrement Alan, bien entendu, mais les très jolies suivantes de la reine n’avaient pas manqué de faire de leur mieux pour que Lombard et Derek ne se sentent pas abandonnés. Pendant la journée et comme de simples touristes, ils avaient longuement visité la ville et ses environs, cherchant à s’intégrer le plus possible avec le peuple hirmien et achever de se familiariser avec le langage et les mœurs. Mais, bientôt, l’envoyé d’Alpha avait jugé le temps venu d’agir de nouveau.

— Voanna, demain, mes amis et moi allons partir.

— Partir ! Ce n’est pas vrai ? Oh ! je sais bien que ta vie est ailleurs et que tu ne resteras pas toujours ici, mais me quitter déjà…

— Mais non, aimée, il ne s’agit pas de te quitter. Ne t’ai-je pas dit dès le premier instant que j’étais venu pour donner la paix et la liberté à ta race tout entière ? Il y a encore beaucoup de choses à accomplir pour atteindre ce but et je dois m’en occuper. Ne me demande pas où je vais et ce que je vais faire, tu le sauras très bientôt, à mon retour. Aie confiance et attends-moi.

Ils étaient partis tous trois, descendant les collines derrière le palais et marchant ensuite vers le nord jusqu’à ce qu’ils aient dépassé le dernier village et atteint la zone déserte des savanes. Au soir, ils s’étaient arrêtés dans une large clairière au bord d’un ruisseau et s’y étaient installés pour attendre la nuit. Ce ne fut que lorsque celle-ci fut complète qu’Alan avait activé son émission mentale pour appeler le Blastula. Ils avaient aussitôt décollé et très peu de temps avait suffi, ensuite, pour que les deux astronautes s’initient au pilotage de ce type particulier de vaisseau ainsi qu’au maniement d’une partie de ses équipements spéciaux. Tout en jouant le rôle de moniteur, l’envoyé d’Alpha avait développé et précisé les points essentiels de l’opération projetée.

Celle-ci se basait sur l’une des remarques proférées par Méréti lors de sa diatribe. « Tané est toujours là qui ne songera plus qu’à sa vengeance. Vous ne pourrez pas arrêter une nouvelle invasion comme la première…» Certes, Alan n’avait jamais considéré qu’il suffisait de stopper une tentative de débarquement et de détruire une escadre pour mettre un terme à une guerre héréditaire. Il n’ignorait pas qu’il faudrait, tôt ou tard, faire de nouveau face à une agression sans pitié. La phrase du prêtre lavait seulement convaincu que c’était de ce côté qu’il devait maintenant porter son effort ; il fallait éviter une reprise des hostilités. S’il n’y parvenait pas, alors sa première intervention, celle du coup d’arrêt porté à la flotte tanéenne, se révélerait en définitive néfaste pour l’évolution d’Hirm. Alan n’aurait fait que détruire l’état d’équilibre préexistant basé sur l’exploitation d’un peuple pacifique par une puissance militaire pour y substituer le cycle sanglant des agressions et des représailles. C’était bien là le danger souligné par Méréti, celui qui avait conduit le gouvernement des Planètes Unies à promulguer la loi de non-intervention dans les civilisations étrangères : toute modification d’un facteur local risquant de fissurer l’ensemble de l’édifice. Ou bien il fallait aller jusqu’au bout…

— Je ne vois pas d’autre solution, avait jugé Derek. Vous avez commencé en prenant parti pour Raha contre Tané, comme Moïse l’avait fait pour le peuple hébreu contre les Égyptiens, mais sans supprimer complètement la menace. Achevons le travail au moyen des armes de votre Blastula, rayons la nation ennemie de la carte. Après une pareille manifestation de votre pouvoir, le reste de la planète vous considérera comme un dieu et vous pourrez édicter des lois sages qui assureront son avenir.

— C’est cela que vous appelez respecter une évolution ? Dans toute écologie, il y a des prédateurs et des proies. Au nom de quels principes pouvons-nous affirmer que celles-ci sont plus dignes d’exister que celles-là ? En quoi la brebis est-elle supérieure au loup ?

— Pourtant, chez nous, nous avons chassé les fauves afin de protéger les troupeaux.

— Uniquement pour éliminer la concurrence. Nous avons mis le loup hors la loi parce que nous seuls avons le droit de manger des gigots et des côtelettes. Si nous admettons le même principe et restons logiques avec nous-mêmes, il faudra alors que, à mon tour, je prélève sur Raha le tribut qu’exigeait Tané ?

— Ce n’est pas ce que je voulais dire…

— Bien entendu. Je me contenterai de devenir un dieu, comme vous le précisez. Seulement, comme il y en a déjà un qui se nomme Maoui, ce qui arrivera par la suite est facile à prévoir, cela s’est déjà produit tant de fois dans notre propre passé. De nouveaux conflits éclateront avec une violence et avec une cruauté encore plus grandes, seulement, ils auront changé de dénomination et s’appelleront croisades contre les infidèles ou, plus simplement, guerres de religion. La loi de la Fédération est sage, croyez-moi, et si la nécessité a voulu que je la viole dans une certaine mesure, il faut que je limite au maximum les dégâts et laisse derrière nous une évolution mieux équilibrée, peut-être, mais surtout purement hirmienne. En aucun cas, les armes de destruction massive ne seront employées. L’accès vers un avenir de liberté ne passe pas par le chemin de la mort.

 

*
* *

 

Quand les rayons du soleil atteignirent l’épaulement, l’envoyé d’Alpha se leva, défripa son paréo blanc dont la teinte n’évoquait aucune caste en particulier, surtout pas celle des guerriers. Il s’approcha du rebord de la pente, plongea son regard dans la vallée. Au-dessous de lui s’accrochait la forêt, descendant abruptement sur une dénivellation d’environ trois cents mètres pour s’arrêter au niveau d’un plateau qui mesurait à peu près deux kilomètres de profondeur sur huit cents mètres de large. Ce plateau constituait en quelque sorte l’assise de la montagne et son extrémité ouest dominait d’une cinquantaine de mètres la mer tandis que le côté sud, le plus long, était limité par une coupure au fond de laquelle coulait une rivière venue de la vallée pour aboutir à l’océan. En retrait de l’embouchure se dessinait une jetée protégeant une rade où quelques bateaux de moyen et petit tonnage étaient amarrés. Le plateau lui-même était dénudé, couvert seulement d’une herbe rase où pointaient çà et là quelques petits bosquets d’arbres, mais il était loin d’être désert. Au centre s’étendait toute une agglomération : des centaines de cases, faites de troncs assemblés surmontés de toitures végétales, s’alignaient radialement selon un plan circulaire dont le milieu était marqué par une place de terre battue bordée par quelques édifices plus importants. L’ensemble de ces cases paraissait former une section résidentielle permanente, mais celle-ci se complétait encore de nombreuses tentes brunes érigées à la périphérie, comme un vaste campement. La présence d’une quantité élevée de quadrupèdes broutant autour de ces tentes pouvait faire penser que les Tanéens qui habitaient là étaient des pasteurs plus ou moins nomades, mais Alan savait que le lama hirmien n’était pas seulement un animal d’élevage destiné à fournir viande, lait, cuir et toison, mais aussi une monture adaptable aux tactiques de la cavalerie. Il était donc probable qu’il s’agissait d’un rassemblement des troupes en vue de préparer des opérations dont le but était facile à deviner. D’autant que la ville en question, Ndégué, était celle qui abritait Maraoua, reine de Tané.

L’envoyé d’Alpha longea le rebord de l’épaulement jusqu’au point où celui-ci se soudait au flanc de la montagne. Là s’ouvrait un sentier que, d’un pas égal, il se mit à descendre.

Au bas de la pente, Alan émergea du couvert et déboucha sur le plateau. A moins de cent mètres de la lisière se dressaient les premières tentes qu’il atteignit bientôt, avançant avec une démarche tranquille, en pleine lumière, le long d’une vague piste qui se dirigeait vers le centre de l’agglomération. La traversée du campement périphérique se déroula sans le moindre incident, bien que, ainsi qu’il put le constater, tous ceux qui se trouvaient là portaient le kilt rouge de la caste tanéenne des guerriers, confirmant ainsi l’hypothèse d’un regroupement des troupes en prélude à une nouvelle invasion. Mais ils se contentaient de le regarder passer, l’idée ne pouvait les effleurer que cet homme vêtu de blanc et sans arme apparente soit un ennemi venu de l’autre côté de l’océan. La piste se transforma en un chemin passablement défoncé tracé entre deux alignements de cases pour aboutir à la place circulaire qu’il avait pu observer d’en haut, Arrivé là, Alan examina les bâtiments qui bordaient celle-ci, obliqua sur la droite en direction du plus grand d’entre eux. C’était le seul devant lequel un groupe de sentinelles paraissait monter une faction, donc logiquement celui qui abritait la reine de Tané. Lorsqu’il fut à leur hauteur, deux des soldats croisèrent leurs lances devant lui.

— Halte ! Qui es-tu et que veux-tu ?

— Je suis un visiteur venu de très loin pour voir la reine. Je demande l’honneur d’être reçu.

— A quel titre ? T’imagines-tu que n’importe qui puisse avoir aussi facilement accès auprès d’elle ?

— Tu peux me considérer comme un ambassadeur. Pour le reste, c’est à Maraoua seule qu’il appartient de l’entendre. Je viens en paix. Je sais que tu n’as pas le droit d’abandonner ton poste, mais tu peux au moins appeler ton chef.

Le guerrier se gratta la tête d’un air indécis, grogna quelque chose à l’adresse d’un de ses camarades qui disparut à l’intérieur du bâtiment. Quelques minutes après, il reparaissait précédé par un homme de la même caste dont la tenue plus soignée et l’air d’autorité révélaient le grade.

— Que se passe-t-il ?

— Cet étranger désire se présenter devant la reine.

— Vraiment ? Arrive ici, toi.

Les lances s’écartèrent et, à la suite de l’officier, Alan franchit le perron. Deux des soldats lui avaient emboîté le pas et se tinrent immobiles derrière lui dans la pièce où on le fit entrer, un corps de garde, à en juger par son aspect. Le chef s’assit sur une natte, lui en désigna une autre, le toisa attentivement.

— Étranger, tu l’es vraiment, avec cette peau, ces cheveux et ces yeux… D’où viens-tu ?

— De très loin d’ici, tout au nord, là où les glaces dérivent sur la mer.

— Du pays des fourrures ? Je sais qu’il y a quelques petites nations par là-haut, mais personne n’a jamais traversé les déserts du centre pour venir jusqu’à nous. Car tu n’es pas arrivé par la mer, aucun bateau n’est entré dans le port depuis plusieurs jours.

En se prétendant une origine située à proximité du pôle boréal, Alan comptait sur le fait qu’Hirm possédait une population de faible densité et passablement disséminée en dehors des deux grandes nations rivales. Grâce aux nombreuses îles de l’hémisphère sud, les voyages étaient faciles au long des parallèles, mais ils l’étaient beaucoup moins en remontant les méridiens et au-delà de la ceinture équatoriale. Les pays qu’il invoquait devaient être peu et mal connus, entourés d’une brume de légendes.

— Il existe toujours des routes pour celui qui sait les trouver, fit-il. Surtout lorsque le but en vaut la peine.

— Comment t’appelles-tu ?

— Qât.

— Qât ? C’est un bien beau nom pour un homme, mais peut-être chez toi l’usage permet-il à de simples mortels de se parer du patronyme des héros des Livres Sacrés ? Peu importe… Pourquoi as-tu entrepris pareil voyage ?

— Parce que Tané est puissante, beaucoup plus que nous qui ne possédons pour toute richesse que nos fourrures et nos mines. Je désire établir un traité d’alliance et mon rang, l’un des plus élevés dans la caste la plus haute, me permet de me porter garant des propositions que je pourrai offrir.

— Tu te présentes comme prince et ambassadeur et tu es venu sans aucune suite ?

— Pourquoi imposer à plusieurs un voyage difficile quand un seul suffit ? Tiens, voici le premier gage de mes paroles.

Il porta la main à une bourse attachée à sa ceinture, en tira quelque chose qu’il jeta sur les genoux de l’officier. C’était un rubis d’une splendide pureté, d’un éclat incomparable et dont le poids devait bien approcher les deux cents carats. La pierre était merveilleuse et d’une grosseur certainement jamais égalée, ce qui s’expliquait, d’ailleurs, par le fait qu’elle était synthétique, fabriquée dans le vide spatial des laboratoires de la ceinture des astéroïdes. Alan possédait toute une collection de semblables gemmes à bord du Blastula et, pour un citoyen des Planètes Unies habitué à faire la différence entre un joyau véritable et sa parfaite imitation, elles n’avaient d’autre valeur que celle d’artistiques cabochons. En revanche, pour l’homme qui, en ce moment, admirait les reflets ardents des facettes polies, celle-ci ne pouvait être que véritable et représenter une énorme fortune. S’il avait disposé d’une lampe de Wood, il aurait facilement décelé la supercherie : le rubis naturel émet une fluorescence verte sous le faisceau d’ultraviolets, tandis que le faux demeure simplement rougeâtre. Mais Hirm était encore bien loin de découvrir l’analyse spectroscopique.

— Je n’ai jamais vu pareille splendeur ! s’exclama-t-il. Attends-moi ici…

Quelques minutes après, il était de retour dans le corps de garde et s’inclinait devant Alan.

— La reine accepte de te recevoir, dit-il. Accompagne-moi.

L’envoyé d’Alpha nota que si le ton avait changé, les deux soldats ne lui emboîtèrent pas moins le pas. Il remarqua aussi qu’on ne le conduisait pas vers l’intérieur du bâtiment, mais qu’on repassait la porte donnant sur la place. Son étonnement fut de courte durée, le Tanéen lui fit contourner le premier angle de l’édifice en direction d’une cour où quelques buissons de fleurs apportaient une note décorative. Quand ils atteignirent la façade arrière, Alan comprit. La base de celle-ci se prolongeait par une large terrasse surélevée par quelques marches et protégée par le dépassement de la toiture. Sur les deux côtés, il y avait plusieurs très hautes balustrades de bois sculpté, tout l’avant restant libre, ouvert sur le panorama des montagnes enserrant le plateau. L’ensemble formait une sorte de salon d’été, un séjour frais, aéré et néanmoins abrité contre une occasionnelle averse. Il gravit l’escalier au sommet duquel se tenaient d’autres gardes vêtus du paréo rouge, avança. Du premier coup d’œil, il vit la reine Maraoua assise au fond de la terrasse, enregistra son image. Le noir intense de sa chevelure contrastait avec sa peau relativement plus claire de Tanéenne, ocre bronzé que faisait ressortir le rouge vif de sa robe de même teinte que la tenue de ses guerriers. Un pectoral d’or enserrait sa poitrine, soulignant la courbe des seins dont les pointes brunes paraissaient serties par le précieux métal. Elle était certainement un peu plus âgée que Voanna, mais sa beauté n’était pas moins frappante que celle de la jeune Rahienne, une beauté différente, plus dure, plus hiératique. Elle tenait dans sa main le rubis, jouant négligemment avec la pierre étincelante, mais elle ne la regardait pas. Ses yeux noirs et brillants fixaient Alan avec une hauteur glacée. Il allait ouvrir la bouche pour prononcer la formule rituelle lorsqu’un véritable hurlement jaillit de l’un des hommes qui se tenaient auprès d’elle.

— C’est lui ! C’est celui qui prétend se nommer Qât et qui a eu l’audace de me menacer dans le palais de Voanna, de me chasser, moi, ton ambassadeur ! Comment a-t-il le front de se présenter devant toi alors qu’il est certainement responsable de la perte de ton escadre ?…

Avant même de tourner son regard vers celui qui venait de s’exprimer ainsi et rien qu’au son caractéristique de cette voix aigre, Alan avait déjà reconnu Tomao. Il réprima une grimace de contrariété, cette présence inattendue venait mal à propos. Normalement, celui-ci aurait dû disparaître dans l’incendie de ses navires ainsi que les notables de sa suite, et l’envoyé d’Alpha avait tablé sur le fait qu’aucun de ceux qui avaient pu le voir à Taoura n’avait survécu. Son plan primitif avait été d’intervenir entre les deux nations en tant que représentant d’une troisième plus ou moins hypothétique afin de faire accepter à Tané ses « bons offices » et la détourner d’une guerre à sens unique. Mais maintenant, si le but restait le même, la situation de départ était profondément modifiée. En l’identifiant, Tomao le dénonçait, sinon comme Rahien, tout au moins comme allié de ceux-ci, donc comme ennemi. Il sentit le mouvement de ceux qui l’entouraient, vit le froncement de sourcils de Maraoua, décida de contre-attaquer sans perdre une seconde.

— Ton escadre a été détruite, dis-tu ? Tu l’as vu de tes propres yeux ?

— J’ai vu le chenal se transformer en un lac de flammes immédiatement après l’apparition d’une boule de feu semblable à celle qui t’avait précédé dans le palais de Voanna. N’est-ce pas exactement ce que je t’ai décrit dès mon retour, Maraoua ? Tu as donc maintenant la preuve que cet homme, ce Qât, est un Rahien, un espion qui s’est introduit parmi nous dans un but que je me charge de lui faire avouer si tu me l’abandonnes.

— Permets-moi de m’étonner de tes paroles, rétorqua Alan. Comment se fait-il que tu aies pu assister au désastre et en sortir indemne ? Cela ne correspond guère à ce que j’avais entendu dire de la valeur des guerriers de Tané. Je croyais que, lors d’un assaut, le chef marchait en tête pour donner l’exemple du courage. Or, il semble que, après avoir lancé tes navires dans le chenal, tu sois resté prudemment au large pour assister sans risque à ce qui allait se passer ! Exactement comme si tu avais été prévenu du sort qui attendait tes soldats…

A côté d’Alan, l’officier de la garde émit involontairement un petit rire qu’il réfréna aussitôt. Le docteur lui jeta un rapide coup d’œil en biais. La réaction de l’homme montrait que Tomao n’était guère estimé de ses subordonnés, la riposte d’Alan trouvait des échos. C’était d’ailleurs vers son ex-ambassadeur que le regard de la reine se tournait maintenant.

— La nouvelle du désastre m’avait frappée à tel point que je n’avais pas songé à cela, fit-elle d’une voix sèche. Comment se fait-il que tu étais resté si loin en arrière ?

— C’est-à-dire que… tu comprends… la manœuvre ne présentait aucun danger et je désirais observer les mouvements de l’escadre jusqu’à l’approche du port… Mais, bien entendu, je serais venu prendre ma place au premier rang pour le débarquement et le vrai combat…

— Aucun danger et, pourtant, tous les équipages ont péri ! Mais nous reparlerons de cela plus tard… Pour l’instant, c’est de cet homme qu’il s’agit. Étranger, réponds-moi et, surtout, ne t’avise pas de mentir, tu ne ferais que hâter le sort qui t’attend. Qui es-tu réellement ?

— Qât est mon nom et je suis le seul à le porter. J’ai dit à ton serviteur ici présent que je venais de très loin ; c’est exact. En tout cas, je ne suis pas rahien, vois la couleur de mes yeux et de ma peau.

— Nies-tu t’être trouvé à Taoura dans le palais de Voanna, comme Tomao le raconte ?

— Nullement. Il a d’ailleurs avoué lui-même que je l’en avais chassé et il a fui honteusement devant ma seule présence, révélant ainsi déjà la lâcheté dont il a fait preuve ensuite lors de l’attaque de la ville par ta flotte.

— Cette question me regarde seule ! Tu reconnais aussi avoir commis le crime inexpiable de la destruction de mes vaisseaux et de leurs équipages par je ne sais quel sortilège du feu ?

— Il n’y avait là aucun sortilège, simplement une nappe de pétrole répandu le long de la passe entre les deux îles et enflammé au bon moment. C’était un artifice de défense contre l’attaque que tu avais lancée. Depuis quand, en temps de guerre, se défendre est-il considéré comme un crime ? Si le contraire s’était produit, si Raha avait voulu investir et saccager ta ville et que tu l’aies repoussée, te considérerais-tu comme criminelle ?

Un silence profond plana sur la terrasse, le regard impénétrable de Maraoua demeurait fixé sur Alan.

— Je ne puis te donner tort sur ce point, dit-elle enfin, car telle est bien la loi de la guerre. Mais un fait subsiste. Tu as pris le parti des Rahiens, tu es donc notre ennemi. En venant ici, tu t’es placé dans le cas même que tu viens d’évoquer, j’ai le droit de te considérer comme l’avant-garde d’une offensive et de te tuer comme tu as tué les miens là-bas.

— Tu sais très bien qu’aucune flotte ne me suit, Raha ne possède d’ailleurs pas assez de guerriers pour venir affronter les tiens chez eux. Je suis seul, sans arme, et ce n’est pas la guerre que j’apporte. Ce rubis que tu tiens en est la preuve.

— C’est un cadeau empoisonné ! siffla Tomao. Un moyen d’endormir ta méfiance pour pouvoir t’approcher et peut-être t’assassiner. D’ailleurs, où a-t-il pu se procurer une pierre pareille, plus grosse que les plus grosses qu’on ait jamais vues ?

— Il y en a d’autres et encore plus belles là d’où je viens. Au fond, il n’en faudrait pas beaucoup de semblables pour payer non seulement le tribut de Raha, mais le dédommagement de l’escadre perdue.

Maraoua haussa les sourcils.

— Serait-ce là ton intention ?

— Ça dépend de la forme que revêtirait cette participation… Au fait, à combien se montait ce tribut ?

— Mille lingots d’or, comme d’habitude.

— Alors, demande à Tomao pourquoi il en exigeait cinq mille plus une pleine caisse d’émeraudes ? Et pourquoi, aussi, il comptait enlever Voanna et en faire son esclave ?

— Il ment ! rugit le Tanéen dont le visage était devenu gris. Tu ne peux me croire capable d’une chose pareille !

— Je commence à voir clair, au contraire… Mais, encore une fois, cela se réglera plus tard. Quant à toi, étranger, tu ne m’as pas convaincue en ce qui te concerne et je continue à penser que ton but est néfaste. Tu es trop différent de nous, tu ne peux représenter qu’un danger pour moi et les miens. Du reste, ton histoire est invraisemblable : tu dis avoir traversé le désert pour venir jusqu’à nous et, pourtant, il y a quatre jours, tu te trouvais à Raha. Tu apparais ici sans qu’un bateau ait fait relâche dans le port…

— Sorcellerie…, gronda Tomao. Un esprit des ténèbres…

Alan sentit plutôt qu’il ne vit le mouvement qui se produisit. L’officier et les deux gardes s’étaient reculés, le laissant seul au milieu de la terrasse, et d’autres guerriers, ceux qui se trouvaient à l’entrée, s’avançaient en deux groupes pour prendre place de chaque côté, le long des balustrades. Il tourna la tête à droite et à gauche, les vit élever leurs arcs, saisir une flèche dans leur carquois.

Malgré le faible avantage qu’il avait pu obtenir jusque-là, il en arrivait maintenant au point critique. Le Blastula était incapable d’intervenir, l’emploi d’une radiation, quelle qu’en soit la nature, ne ferait pas de distinction entre lui-même et ceux qui l’entouraient. Quant à son propre émetteur de ceinture, il ne pouvait l’utiliser que dans une seule direction à la fois ; pendant qu’il paralyserait les archers de gauche, ceux de droite auraient le temps de décocher leurs flèches. La seule chance consistait à retarder la décision en prolongeant le suspense.

— Seuls ceux dont l’âme est dans ces ténèbres que Tomao invoque refusent de voir la lumière. Je suis Qât, le héros né de la mer et rien ne m’est impossible. Je peux à volonté traverser les déserts et les océans. Je ne crains pas la mort, car seul Maoui peut me rappeler à lui. Maraoua, je viens à toi comme je suis venu à Voanna pour que cesse la lutte fratricide entre vos deux nations et que, enfin, la grandeur d’Hirm tout entière puisse se manifester.

Du groupe qui entourait la reine se détacha un homme vêtu de la longue robe verte des prêtres du troisième cercle. Il s’inclina devant Maraoua qui lui fit un signe d’approbation, se tourna vers Alan.

— Si tu prétends être réellement Qât, alors il doit t’être aisé de le prouver. Tu es le héros préféré de Maoui, demande-lui de témoigner pour toi.

L’envoyé d’Alpha enregistra l’expression ironique de Tomao, y répondit par un sourire. Se redressant de toute sa taille, il leva les bras vers la toiture de l’auvent.

— Oh ! Seigneur ! proféra-t-il, Toi qui me vois et qui m’entends, viens à mon aide ! Dis à tous ceux qui m’entourent que je suis ton serviteur.

Et le miracle se produisit. Une voix profonde et tonnante surgit, emplissant la terrasse tout entière, émanant de nulle part et de partout à la fois, omniprésente.

— Celui-ci est Qât le héros, quiconque portera la main sur lui m’offensera et je le briserai de ma foudre. Son combat est mon combat et sa parole est la mienne. J’ai dit !

Quand les dernières vibrations s’éteignirent, le silence s’abattit pesamment. Lentement, Maraoua se leva, fit trois pas, tomba à genoux.

— Épargne-moi, Qât, je ne savais pas… Comment me faire pardonner ?

Alan se pencha vers elle, prit dans les siennes les mains qu’elle tendait dans un geste d’imploration, l’aida à se redresser.

— Je n’ai rien à te pardonner, reine de Tané, et il ne convient pas que tu te prosternes devant moi, je ne suis qu’un héros, pas un dieu. C’est toi, d’ailleurs, qui pourrais me faire des reproches, car c’est grâce à mes conseils que les Rahiens ont vaincu ton escadre. Mais je ne pouvais agir autrement, car sinon allait débuter la guerre et ses massacres impardonnables. Ma faute a été de ne pas venir assez tôt, avant que tes vaisseaux ne quittent le port.

— Combien je le regrette !… Mais, désormais, tu seras honoré et écouté. Pour commencer, je vais châtier comme il le mérite celui qui te voulait tant de mal et qui me poussait contre toi. Qu’on saisisse ce lâche, ce voleur, ce Tomao et qu’on le mette à mort !

Un brouhaha s’éleva dans la salle tandis que les gardes s’élançaient, fonçant au travers de l’assistance et jusqu’à l’intérieur même du palais. Mais ils réapparaissaient bientôt les mains vides. Profitant du moment de stupeur qui avait suivi l’intervention soi-disant divine, Tomao avait disparu.